Verset(s) de la Bible Lc 7,36-50

Ce récit vaut la peine que l'on y porte une grande attention. 

En effet, les traductions ne rendent pas forcément l'inouï du récit et les commentaires sont souvent davantage centrés sur la femme que sur les paroles de Jésus : 
Cette femme pécheresse est-elle beaucoup pardonnée parce qu'elle a montré beaucoup d'amour - sous-entendu : elle mérite bien d'être pardonnée ? 
Ou bien, le beaucoup d'amour qu'elle manifeste est-il le signe qu'elle est déjà pardonnée ?  
Mais alors d'où peut venir un tel pardon ?  

voir commentaire au dessous du tableau. 

La femme pécheresse

(7,36) Un Pharisien l'invita à manger avec lui ; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table. 
(7,37) Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Ayant appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. 
(7,38) Et se plaçant par derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. 
(7,39) A cette vue, le Pharisien qui l'avait convié se dit en lui-même : "Si cet homme était prophète, il saurait cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse !" 
(7,40) Mais, prenant la parole, Jésus lui dit : "Simon, j'ai quelque chose à te dire" - "Parle, maître", répond-il. 
(7,41) "Un créancier avait deux débiteurs ; l'un devait 500 deniers, l'autre 50.
Bible de Jérusalem (Ed. 1975)
Pour voir le texte biblique complet de Lc 7,36-50.
Ce tableau permet de situer la genèse d'un texte biblique (Mémoire, Écriture, Relecture) dans un contexte
de religions environnantes, seuil par seuil, dans des expressions de foi situées.
Religions environnantesSeuilExpressions de la FoiGenèse du texte
 
  La religion mésopotamienne 1 Les dieux du ciel - Aux origines    
  La religion égyptienne Patriarches - Le semi-nomadisme    
  La religion d'Ugarit Assimilation/rejet - Immigration    
 Début de l'écriture biblique
    - VIIIe siècle Le Baal syro-phénicien 2 Luttes contre Baal - Royaumes unifiés    
    - VIIe siècle Le Marduk assyrien Trahison du frère - Chute de Samarie    
L'Alliance - Le Temple de Josias    
    - VIe siècle Le Marduk babylonien Hénothéisme - L'Exil    
    - Ve siècle
- IVe siècle
Mazdéïsme perse Monothéismes d'Alliance    
Prêtres et Légistes - Second Temple    
Courant apocalyptique MEMOIRE 1  
    - IIIe siècle L'Hellénisme égyptien Hellénisation - Alexandre    
    - IIe siècle L'Hellénisme syrien Persécutions - Antiochus IV    
    L'Hellénisme syrien Séparation des Asmonéens - Esséniens    
    - Ier siècle Rome La foi dans un Judaïsme éclaté    
 
    de 0 à 33 Judaïsme officiel et apocalyptique sous domination romaine 3 Jésus, irruption d'un nouveau monde    
Jésus et le Temple MEMOIRE 2  
Jésus et la Torah    
Jésus et la Pâque    
 Premiers écrits du Nouveau Testament
    de 33 à 70 Judaïsme officiel 4 A Jérusalem MEMOIRE 3  
Missions Judéo-chrétiennes    
En Samarie    
En Syrie    
A Rome    
A Ephèse ECRITURE 1  
 La tradition patristique
    + 135 Judéo-christianisme   Les Pères apostoliques    
Les Pères d'Orient    
Les Pères d'Occident    
Les Pères du désert    
Des Victorins aux Scholastiques    
 
(MEMOIRE 1)
"Be mida asher ben adam moded ba modedim bo" = "de la mesure dont tu mesures on te mesurera".
Dans le judaïsme au temps de Jésus, ces deux "mesures" sont celle de miséricorde et celle de justice et la mesure de miséricorde devait dépasser d'un peu la mesure de justice.
Ce principe s'enracine dans la vieille coutume des années jubilaires où, une fois tous les 50 ans, les dettes étaient remises et on proposait la libération de ceux que l'on avait achetés comme esclaves pour des raisons économiques. 
Ce principe s'est enraciné en (Dt 5,10) : "Moi, le Seigneur ton Dieu... je fais grâce à des milliers pour ceux qui m'aiment et gardent mes commandements". 
Mais ici, Jésus fait référence à ces deux mesures dans un registre plus tardif, celui du judaïsme apocalyptique de son temps. 

Les deux mesures du pardon

Ce principe sera clairement énoncé dans la Mishna - écrit reprenant des mémoires ancestrales. Il y est dit que, dans l'esprit de la Torah, la mesure de justice et la mesure de miséricorde existent en Dieu et qu'elles sont en concurrence : Dieu exerce la miséricorde envers son peuple (Dt 13,18 ; Is 54,7 ; Dn 9,9 ; Za 1,16), mais il punit avec justice. 
Ces deux mesures, dans la prédication du prophète Zacharie, doivent être pratiquées envers le frère ; mais Zacharie n'a pas été écouté (Za 7,9). Aussi, les deux mesures seront exercées à la fin des temps par le Messie avec une préséance pour la mesure de miséricorde sans laquelle personne ne pourrait être sauvé. 
Le courant apocalyptique (+1) attend d'un Messie qu'il fasse irruption dans le temps présent - et pas seulement à la fin des temps. Il attend que, en dépit du péché, sa venue soit un signe que la mesure de miséricorde est à l’œuvre, pouvant correspondre à une année jubilaire où chacun remettait ses dettes à ses débiteurs. 
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(+1)
En (2 M 7,29), la mère des fils martyrisés annonce la résurrection au temps de la "miséricorde".
A Qumran, l'entrée dans la communauté de l'Alliance se fait en confessant la miséricorde (1 QS 1,16 à 2,1). Cette miséricorde marque le jugement de la fin des temps (1 Hénoch 17,3 ; Test Zabulon 8,2). Mais elle se révélera dans le temps, après le péché, en relation avec les jubilés (Jubilé 1,15-18) par une nouvelle Alliance et un nouveau Temple. Le péché a amené l'Exil. Mais, après la conversion, le retour au pays se fera dans la miséricorde, par un homme de miséricorde (Test. Nephtali 4,3.5). Ceci est écrit dans les tables célestes (Test. Aser 7,5-7). Toutes ces références renvoient aux écrits inter-testamentaires Ed La Pléiade,  par exemple.
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(MEMOIRE 2)
Cette ouverture du pharisien invitant Jésus chez lui correspond bien au temps de la prédication de Jésus où les pharisiens n'étaient pas encore stigmatisés comme adversaires du christianisme naissant. Certains pharisiens pouvaient attendre une irruption de Dieu dans le temps... et se sentir très rejoints par l'annonce de Jésus, comme Nicodème, par exemple.

Le discernement par la mesure de justice

(7,36) Un Pharisien l'invita à manger avec lui ; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table.
Attitude normale d'un rabbi ou d'un pharisien (lequel peut très bien, tout en faisant partie du judaïsme officiel être ouvert à l'apocalyptique).
(7,37) Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Ayant appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum.
Les juifs, a fortiori les pharisiens - soucieux des règles de pureté - ne pouvaient pas prendre un repas avec des pécheurs publics. 
(7,38) Et se plaçant par derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. 
(7,39) A cette vue, le Pharisien qui l'avait convié se dit en lui-même : "Si cet homme était prophète, il saurait cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse !"  
Le pharisien exerce parfaitement la mesure de justice ; il a vu clair. Aussi s'étonne-t-il que Jésus, tenu pour un prophète, n'ait pas vu clair et transgresse la mesure de justice. C'est d'ailleurs aussi ce qui était attendu d'un prophète, qu'il soit redresseur de torts comme Osée et exerce la mesure de justice (+1).
Si Jésus est perçu comme prophète apocalyptique, faisant irruption dans le temps (+2), on peut aussi attendre de lui qu'il ouvre l'année jubilaire de la miséricorde, selon les traditions les plus anciennes du judaïsme et même du Moyen-Orient ancien.
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(+1)
Comme Osée, Jésus ne devrait-il pas envoyer cette femme pécheresse au désert ? (Os 2)
(+2)
Mais, dans le courant apocalyptique, c'est l'irruption d'un Messie dans le temps qui est attendue ; sa venue serait alors le signe que Dieu fait miséricorde et veut se réconcilier son peuple ; on attend donc que la mesure de miséricorde recouvre la mesure de justice. 
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(MEMOIRE 2)
Ce récit renvoie au temps où Jésus a prêché le royaume en donnant les signes qu'un dévoilement (apocalypse) est en train d'advenir : le miracle et la foi. C'est le temps où Jésus apporte le pardon du Père.

Le discernement par la mesure de miséricorde

(7,40) Mais, prenant la parole, Jésus lui dit : ", répond-il.
(7, 1) "Simon, j'ai quelque chose à te dire" - "Parle, maître"
"Un créancier avait deux débiteurs ; l'un devait 500 deniers, l'autre 50.
(7,42) Comme ils n'avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce à tous deux. Lequel des deux l'en aimera le plus ?
(7,43) Simon répondit : "Celui-là, je pense, auquel il a fait grâce de plus. Il lui dit : "tu as bien jugé".
Cette petite parabole "halakhique" de Jésus, vise le discernement et non l'exploration du mystère de la Parole. Elle offre au pharisien de pouvoir exercer son expertise halakhique : Simon, le pharisien est d'accord : celui à qui on a remis davantage, montre davantage de gratitude. Mais, parfaitement à l'aise avec la mesure de justice,  il ne voit pas encore où Jésus se situe. La parabole halakhique de Jésus peut aussi ouvrir sur le mystère de Dieu et sur le mystère de sa miséricorde (dimension aggadique).
Cela veut dire que le temps est venu où la miséricorde du Père vient recréer le pécheur. c'est bien ce qu'annonce Jésus en prêchant le royaume : le pardon du Père est donné à tous !
 
(7,44) Et, se tournant vers la femme : "Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré dans ta maison et tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds; elle, au contraire, m'a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. 
(7,45) Tu ne m'as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n'a cessé de me couvrir les pieds de baisers. 
(7,46) Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. 
Jésus reprend en détail l'attitude de la femme et l'oppose à celle du pharisien(+1). L'attitude de la pécheresse devient prophétique : à la suite du débiteur qui aime davantage parce qu'il lui a été pardonné davantage, ses gestes d'amour manifestent qu'elle reçoit bien davantage de miséricorde que celui qui se croyait juste. 
Son comportement, dans le contexte des miracles que Jésus accomplit, devient prophétique du pardon reçu gratuitement, du simple fait que Dieu, se rapprochant de sa créature par la venue de Jésus, manifeste déjà son pardon. Et elle, à la différence du pharisien a traduit dans son attitude qu'elle se savait pardonnée, ce que Jésus confirme. 
Jésus emploie souvent ce type de pédagogie pour mettre en lumière que le pardon est là par le simple fait qu'il est envoyé par son Père pour épouser la condition de son peuple. Un exemple similaire est donné par la parabole du débiteur insolvable à qui son maître, apitoyé, remet une dette pharaonique - et qui ergote avec son frère pour une dette infime (Mt 18,23-35) - ou encore de paralytique (Mc 2,1-12) à qui Jésus commence par déclarer que ses péchés sont remis du simple fait qu'il a cru en Lui. 
Ces déclarations de pardon du vivant de Jésus scandalisent ceux qui, refusant la blessure originelle, croient n'avoir à vivre le pardon que dans le Temple lors de la fête du Kippur. Ceux qui, par contre, pensent que la rupture d'amour entre Dieu et l'homme est à l'origine d'une cassure que seule une nouvelle initiative de Dieu peut pardonner, comprennent que la simple venue de Jésus est déjà un pardon, puisqu'elle renoue le lien, blessé par le péché, entre Dieu et les hommes. 
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(+1)
Jésus fait de cette parabole restée halakhique pour le pharisien, une parabole aggadique pour celui qui est ouvert à l'apocalyptique.
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(MEMOIRE 3)
Relecture dans les mémoires catéchétiques de Jérusalem.
Ce récit a pu correspondre à une anecdote au temps de Jésus gardée dans les mémoires et ensuite dans les catéchèses.
(ECRITURE 1)
Et finalement écriture pour l'Eglise d'Ephèse.
Mais après Pâques le premier pardon donné par la simple venue du Fils de Dieu en notre terre coupée de Dieu, s'est vu estompé par le second pardon pour lequel Jésus prie son Père en haut de la croix.
Mais le premier pardon a été refusé et Jésus s'est offert librement en pardon de ce refus. Ce second pardon a une portée universelle : il est également pour les païens de l'Eglise de Luc, puisque Jésus crucifié par les Romains et par les autorités juives de l'époque a prié ainsi : Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font ! (Lc 23,34). 
Mais la première venue est déjà un pardon bien avant que Jésus ait aussi pardonné au refus que les prêtres ont fait de sa venue, lequel le conduira à la croix.
Ce récit remonte à la prédication de Jésus sur les routes de Galilée et de Judée. 

Il est resté gravé dans les mémoires car ce qui s'est passé chez Simon le pharisien manifestait que le Royaume de Dieu était en train d'arriver sur terre. 

Après la mort et la résurrection de Jésus, ce récit est mis par écrit et se répand dans les Eglises... 

La pécheresse pardonnée

Une lecture attentive du texte permet de voir que la pécheresse n'est pas pardonnée parce qu'elle a montré beaucoup d'amour envers Jésus en lui essuyant les pieds de ses larmes, mais que si elle a montré beaucoup d'amour, c'est qu'elle a compris que les temps de la miséricorde étaient arrivés ! 
Son accueil de la mesure de miséricorde lui donne une audace incroyable : elle n'a pas peur d'entrer chez un pharisien et de toucher ce Jésus, reconnu comme un prophète, jusqu'à lui étreindre les pieds ! Jésus a dû être bouleversée par la foi de cette femme ! En voilà une au moins qui accueille le pardon du Père que Jésus proclame ! (+1)
 
Si tous l'avaient accueilli, Jésus ne serait pas mort sur la Croix ! et le monde aurait été sauvé, il aurait commencé d'être recréé ! Mais il a été refusé et Jésus, voyant cela, accepta de s'offrir lui-même en pardon (deuxième pardon) sur la Croix afin que tout homme sache que la miséricorde de Dieu lui est vraiment offerte. 
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(+1)
Avec la venue de Jésus, sa prédication du royaume, le salut est déjà là, le peuple est invité à entrer dans la grande miséricorde du Père. C'est ce qu'on peut appeler "le premier pardon", en référence au "deuxième pardon" qui sera donné sur la Croix.

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Les publications de référence :

Les Seuils de la Foi

Editions Parole et Silence et Université Catholique de Lille

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